Le jardin noir
Editions Salvator
Véronique avait donc quinze jours pour remettre le pied à l’étrier de sa vie. C’était objectivement peu mais si long pourtant pour elle qui depuis des années avait pris l’habitude de remplir son agenda au maximum de ses capacités. Après avoir raccroché et laissé son assistante à sa perplexité, elle fut soudain prise de vertige. Elle avait du temps, toute la journée devant elle et puis la soirée et ensuite toute une nuit. Et demain, tout serait à recommencer : une journée tout entière qu’elle était libre de gâcher ou de faire fructifier, suivie d’une longue soirée en tête à tête avec elle-même. Et ainsi de suite pendant toute une semaine et quand celle-ci serait enfin terminée, il faudrait en enchaîner une autre. La perspective d’un tel vide lui fit l’effet d’un énorme appel d’air et elle sentait l’anxiété qui montait. Une angoisse profonde qui semblait remonter de si loin qu’elle comprit pourquoi tant de gens sur cette planète noyaient comme elle leurs vies dans le mouvement. Face à ce vide, elle sentait une question tracer son point d’interrogation. Quoi ? Pourquoi tout cela ? Pour quoi… Une question philosophique qui s’imposait à son esprit avec une telle acuité qu’elle en était la première surprise. Elle ne s’était pas habituée à de telles profondeurs de réflexion. Et pourtant, c’était soudain, pour elle, d’une incontournable évidence, il lui fallait interroger sa vie à ses racines mêmes. Comprendre celle qu’elle était devenue.
Face à cette question et à l’impérieuse autorité qu’elle exerçait soudain sur son esprit, elle ressentait un basculement total de perspective. Quinze jours lui semblaient soudain bien peu. Le vertige n’était plus celui de ce vide à combler mais au contraire l’angoisse d’un trop plein qu’il lui fallait accueillir. Une sensation d’impuissance la submergeait. Sans l’engloutir pourtant. Au moment même où elle en prit conscience elle s’évanouit et de cette double expérience du vide et du trop plein résulta un calme si parfait qu’il lui fit l’effet d’un miracle. Une sorte d’état de grâce si vulnérable que l’émerveillement emplit tout son esprit. C’était comme une ligne de crête effilée qui se dressait au-dessus d’un abîme et cet abîme était celui de la folie. Étrangement, Véronique eut à ce moment-là la certitude que celle-ci lui serait épargnée. Ce fut un tel soulagement qu’elle se demanda si, plus que l’art de la fuite, ce n’était pas celui de la vie qu’il lui fallait tout simplement apprendre et la simplicité d’une telle conclusion la fit même sourire. Cela faisait longtemps, très longtemps lui semblait-il, qu’elle n’avait pas ressenti ce plaisir fragile et si fugitif du sourire qui monte du cœur et trace sur les lèvres la signature d’un amour gratuit. Elle eut le sentiment que c’était la vie même qui venait de réapparaître, comme un bourgeon de printemps après un interminable hiver. Elle en resta tout éblouie. Un long instant, savourant ce moment où soudain tout semblait d’une étrange limpidité.