L'arbre de vie
Editions de Fontenelle
Il y avait plus d’une semaine que cela durait. Léa quittait la table en claquant la porte, laissant son assiette à moitié pleine. Jacques et moi nous retrouvions face à face et poursuivions le repas en silence, effrayés par tant de violence, redoutant la contamination, le mot de travers qui mettrait le feu aux poudres d’un équilibre conjugal que ces crises répétées fragilisaient. Notre fille allait fêter ses quinze ans et nous ne la reconnaissions plus. Comme pour nous rassurer, nous jetions la faute sur la nouvelle directrice du lycée. Depuis son arrivée, rien n’allait plus, les enfants n’étaient plus tenus, les professeurs baissaient les bras à coups d’arrêts maladie. Et puis, il y avait aussi la télé, les médias, tout le matraquage publicitaire que subissaient nos enfants... En un mot, nous nous sentions victimes, victimes de Léa, victimes de cette société qui la transformait en fauve. Jacques était peut-être moins dupe que moi, mais préférant éviter un deuxième conflit, il donnait docilement la réplique à mes propos acerbes.
La coupe avait été remplie lorsque, la veille de son anniversaire, Léa, triomphale, était rentrée à la maison avec un piercing à l’arcade sourcilière gauche. Ses camarades de lycée s’étaient cotisés pour lui faire ce cadeau : elle exultait ! L’orage éclata.
Léa était enfant unique et ne manquait pas de nous le reprocher. À la moindre occasion elle nous renvoyait à cet égoïsme petit bourgeois qui lui faisait horreur. Le dégoût, c’était devenu son maître mot. Elle nous le servait sur tous les tons, à toute heure, elle semblait le vomir par tous les pores. Notre vie la dégoûtait avec cette façon que nous avions de traverser le monde sans jamais prendre de risques. « On se demande parfois si vous avez autre chose à la place du cœur qu’un contrat d’assurance ! » Elle aboyait sa souffrance. Ne supportait pas ce que nous voulions faire d’elle. Elle poussait à fond la touche volume de son walkman, provocante et butée. En guise de réponse, Jacques montait à son tour le son du téléviseur, tandis que commençait le bulletin météo qui suivait le journal de vingt heures. Chaque soir la scène semblait désormais se répéter. Jacques trouvait refuge devant le petit écran, j’investissais le rôle de la bobonne acariâtre. Je devenais une autre Léa. À quelques détails près, évidemment. Le compte à rebours vers mes quarante ans avait commencé et les premiers cheveux blancs venaient enfoncer le clou. Je n’avais plus la fraîcheur de Léa. Les tâches de rousseur de ma fille étaient pleines de soleil, pour moi elles étaient un combat quotidien jamais tout à fait gagné : j’avais essayé tous les fonds de teint du marché, aucun n’y suffisait. J’avais une peau de rousse et chacun savait que cela vieillissait mal. Je n’avais jamais accepté mon teint d’anglaise, avec son lot de rougeurs intempestives et ces rides si tôt apparues. Jacques, lui, dès notre première rencontre avait adoré, mais depuis quelque temps déjà, il semblait que son regard ne me voyait plus. Nous devenions de parfaits étrangers. Seuls les esclandres de Léa venaient rompre notre silence. Toute notre intimité se limitait à quelques assauts nocturnes maladroits. Je me demandais comment il pouvait encore me désirer, moi qui me devenais odieuse. Quand s’intensifiait dans l’obscurité le rythme de sa respiration, l’envie de lui balancer tout le dégoût que je ressentais me saisissait. Mais lui, de jour si indécis, se montrait si résolu de nuit qu’il me fallait céder. Le dégoût s’éclipsait, une folle espérance parfois lui emboîtait le pas. Et si tout redevenait comme avant ? Léa une enfant joyeuse et affectueuse, Jacques l’homme que j’avais épousé devant Dieu, dans la certitude absolue qu’il était l’homme de ma vie. Était-il vrai que les années tuaient l’amour conjugal ? Dans le silence qui suivait parfois nos rapprochements, il me semblait entendre une petite voix qui me chuchotait le contraire. Qui était-elle ? D’où provenait-elle ? Je n’en avais pas idée, mais tout ce que je sentais c’est que ses murmures me réchauffaient le cœur. Déjà, j’en voulais moins à Jacques. À Léa, même. Peut-être dans le fond n’était-elle qu’un miroir grossissant, reflétant mes propres révoltes ?