Petite Pomme
Paris. 2 août 1990
L’Irak vient d’envahir le Koweït mais je m’en moque. Je viens de faire faire une sacrée pirouette à ma vie et rien ne semble pouvoir m’atteindre. Hier encore, j’étais chef de produit européen dans le biscuit d’apéritif. Dévidant mon existence au rythme des lancements et des actions promotionnelles. Des campagnes télévisées et des panels Nielsen. Demain, tout sera oublié. Évanoui ce sentiment croissant d’un vide jamais rassasié malgré l’effervescence d’une vie toujours si bien remplie. Les rendez-vous qui se succèdent. Les avions. Les salons. Les animations. Jeannot qui intensifie sa cour, me récupère à la sortie du bureau pour m’emmener dîner et, chastement, comme un bouquet de mariée que l’on dépose au pied de l’autel de la Vierge, un peu avant le dernier coup de minuit, soir après soir, jusqu’en bas de chez moi me raccompagne, attendant que je gravisse les étages et que s’allume la lumière de la fenêtre du salon pour redémarrer. Une vie de doux ronronnement qui prend fin.
Il y a en moi un fond d’insatisfaction que rien ne semblait vouloir apaiser. Un je-ne-sais-quoi qui s’étire. La tristesse qui, malgré un naturel heureux, tisse au fond de mon cœur sa toile d’araignée. Jeannot a tout pour me plaire. La vente de mes biscuits affichait des records. Une promotion m’attendait et pourtant, ce bonheur au fond de moi sonne faux. En pensant à Jeannot, je sens le spectre de l’ennui envahir mon âme. Je me lasse de cette vie et de toute sa réussite douillette.
*
Il y a trois mois, quelque chose m’est arrivé. Depuis, tout s’est mis à changer. En sortant du métro, je me sentais légère. Le printemps faisait fleurir les marronniers. J’étais d’humeur joyeuse. Jeannot s’était envolé pour quelques jours de séminaire et la soirée était à moi. J’avais envie de flâner, l’air était doux et les terrasses des cafés pleines d’ébullition.
J’avais envie de sourire. Envie de courir et d’embrasser le monde entier. J’ai tourné à droite et c’est ainsi que ma vie s’est mise à changer. Je tournais à gauche et j’en serais peut-être restée là, à traîner ce vide sans oser le nommer.
Son visage tout entier me souriait. Ses lèvres. Ses dents. Ses yeux. Ses pattes d’oie. C’était la joie personnifiée qui venait à ma rencontre. La tête serrée dans un fichu bleu et blanc, elle envahissait la devanture de la librairie. Il y avait autour d’elle un halo de silence, une exultation secrète qui m’allait droit au cœur. L’air de rien, à sourire comme cela sur la couverture d’un bouquin, elle secouait les cieux.
Je me suis arrêtée et je l’ai regardée. Tout en moi s’embrasait et je suis restée là, muette et abandonnée, un long moment alors que le temps semblait avoir suspendu sa course.
C’est vrai qu’il n’y avait pas de quoi s’émouvoir autant. Pourtant, c’était cela, cette femme me parlait et ce qu’elle me disait me chamboulait. Je n’avais plus envie de bondir et courir. Seulement de rester là et la regarder me sourire. La vie venait de me donner un rendez-vous, un rendez-vous comme elle vous en donne peu et je ne voulais pas le manquer.